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Continuous news from both sides of the Atlantic

Algérie. Il y a près de 130 ans, accompagnée de sa mère, Isabelle Eberhardt débarquait à Annaba

Annaba et sa région

Native de Suisse, Isabelle n’avait que vingt ans. Ce premier contact avec l’Algérie allait ouvrir à la jeune voyageuse, les portes d’une immense inspiration qui fera d’elle, en dépit d’une vie très courte, une écrivaine et une journaliste au talent rare. Annaba est aussi la ville où cette femme de lettres et sa mère Natalia embrassèrent la religion musulmane.  Elles sont, toutes les deux, enterrées en Algérie, une terre qu’elles ont tant aimée.

Le port d’Annaba en 1835 (photo DR)

Au cours de la dernière semaine du mois de mai de l’an 1897, sur Séraïdi, la partie la plus orientale du mont de l’Édough, protégeant la ville d’Annaba -autrefois Hippo Regius, Hippone puis Bône- des vents du nord, venant de la méditerranée, les neiges n’ont pas encore totalement fondu. La nature prolifique et généreuse, de la zone humide, située en contrebas, pressée d’égrener son trésor, avant les chaleurs torrides de l’été, est en plein éveil.

Deux dames débarquent en ville

Sur les quais de la darse portuaire d’alors qui tutoie le Cour de la Révolution -à cette époque Cours National, après avoir été Les Allées pour devenir Cours Bertagna à partir de 1907, du nom de Jérôme Bertagna, alors maire de la ville, depuis 1888, puis président du conseil général de Constantine- jonchaient des monticules d’une partie du minerai extrait des gisements de fer de Bouhadid (Meboudja) et des environs de  Berrahal (anciennement Aïn Mokra) (1), par la compagnie Mokta el-Hadid, aujourd’hui filiale de la société française d’exploitation d’uranium, Cogema.

Photo ancienne du port d’Annaba après les travaux de la fin du XIXe siècle (DR)

Ce décor de reliefs ferreux était accentué par les amas de gravats des travaux d’extension du port (2), à cette date, arrêtés, depuis trois ans, pour dépassement du budget ; travaux qui ne reprendront qu’en 1899.

C’est alors que du paquebot Duc-de-Bragance (3) de la Compagnie générale transatlantique -parti de Marseille le 21 mai 1897-, mouillant au port d’Annaba (4), débarquent deux dames qui, visiblement, n’avaient aucune attache avec l’Algérie, ni du côté autochtone ni du côté allochtone. La première, de santé plutôt fragile, est Natalia Dorothée Charlotte Moerder, née Eberhardt, alors âgée de 62 ans. La deuxième est sa fille Isabelle Eberhart, âgée pour ce qui la concerne, de 20 ans. Issue de la noblesse russe, Natalia (francisée Nathalie) est née le 23 septembre 1835 à Saint-Pétersbourg. Elle est la fille du baron de Korff, un noble d’origine allemande. Isabelle est, quant à elle, née en 1877 à Genève, en Suisse, soit quatre ans après le décès du conjoint de Natalia.

En apparence, rien ne semble attirer ces deux dames dans un pays tiraillé par des tensions inconciliables et engagé dans une aporie totale en guise perspective.

Le paquebot Duc-de-Bragance (photo DR)

Troquer la Belle Époque contre une zone de tension, mais d’accomplissement de soi.

L’Algérie vivait depuis plusieurs décennies sous une répression féroce, accentuée par une juridiction d’exception, initialement instaurée par le général Bugeaud -puis légalisée sous la IIIe République par la loi du 20 juin 1881-et complaisamment appelée Code de l’indigénat ; en réalité un code de la terreur dont l’histoire n’offre que très peu d’exemples. La montée du mouvement algérien de libération emprunte plusieurs voies et se présente déjà comme une lame de fond fissurant irrémédiablement le mince replâtrage entre autochtones et allochtones, voulu par les stratèges du colonialisme.

Aux uns la répression impitoyable… (photo DR)

À l’inverse, sous l’effet des progrès sociaux, économiques, technologiques et politiques, l’Europe qui se gavait des richesses des peuples opprimés et à laquelle les deux passagères venaient de tourner le dos, savoure les délices de la Belle Époque (fin du XIXe-début du XXe).

Comme une surprise cache souvent une autre, une fois dans la ville où, autrefois, officiait Saint Augustin, les deux voyageuses manifestent le choix, déjà arrêté, de s’installer dans l’un des quartiers à majorité autochtone.

Le moins qu’on puisse dire, c’est que cette double rupture de venir dans une Algérie en situation pré-insurrectionnelle -La révolte de Cheikh El Mokrani (1871) hante encore les esprits et bien que plus ancien (1837) le soulèvement plus local et le sacrifice de Si Zaghdoud sont encore dans les mémoires-, et de s’installer dans un quartier ciblé par la répression n’était pas une décision facile à prendre.

… aux autres l’opulence et le divertissement (photo DR)

Les matériaux fournis par l’histoire des familles Moerder-Eberhardt et les trajectoires de celles-ci pouvant expliquer ce changement de cap ne permettent pas d’aller au-delà des spéculations et, accessoirement d’hypothèses à la plausibilité discutable. Néanmoins, on sait que de son vivant, le général russe Pavel Karlovitch de Moerder, feu époux de Natalia était très puissant et avait ses entrées particulières. On relate, à ce propos, que c’était au cours d’un bal, organisé en 1858, par le Tsar Alexandre II –(1818-1881), empereur de Russie de 1855 à son assassinat le 13 mars 1881, lui-même que la belle Natalia, alors âgée de 20 ans, rencontra Pavel Karlovitch de Moeder alors lieutenant général, veuf, âgé de 61 ans et déjà père de trois enfants : Sofia, Alexandra et Constantin.  Elle était protestante (luthérienne), mais selon toute vraisemblance, à l’époque cela ne présentait pas d’inconvénient. Une princesse allemandes également luthérienne, Maria Alexandrovna, de son vrai nom Maximilienne Wilhelmine Marie de Hesse-Darmstadt, partageait le lit et le trône du Tsar.

Les dessous de l’exil suisse

Isabelle est le septième enfant de Natalia et le dixième de toute la fratrie.

L’union entre Natalia Charlotte Dorothée Eberhardt et le lieutenant général Pavel Karlovitch de Moerder fut scellée l’année-même de leur rencontre, à Pavlovsk, au sud de Saint-Pétersbourg.

Le couple aura cinq autres enfants, Élisabeth (1859), Olga (1861), Nicolas (1864), Natalia (1865) et Vladimir, dit Volodia (1868).

Les enfants avaient pour précepteur Alexandre Nicolaïevitch Trofimovsky. Vraisemblablement, ce libre-penseur et nihiliste était, par ailleurs une connaissance du philosophe et théoricien de l’anarchisme, russe, Mikhaïl Aleksandrovitch Bakounine (1814-1876), la bête noire de tous les despotes. Qu’à cela ne tienne !

C’est alors qu’après 13 ans de mariage, Madame de Moerder décide de quitter Saint-Pétersbourg pour aller s’installer, « pour des raisons de santé », en Suisse, lieu de convergence des anarchistes et des nihilistes russes.

Elle est suivie par son mari. Mais Sofia, Alexandra, Élisabeth et Olga -cette dernière n’avait que dix ans-, restent en Russie. Le reste de la famille et le précepteur traversent une partie de ce pays, la Pologne et l’Allemagne, en train, pour rejoindre Le Châtelard, quartier nord de Montreux, rive est du Lac Léman. Mais en 1871, Pavel Karlovitch de Moerder, devenu général et sénateur, rentre seul, en Russie où il mourra deux ans plus tard, le 23 avril 1873, à l’âge de 76 ans. La famille fait ensuite un séjour dans la pension Maladeyre à Montreux.

L’ombre de Bakounine et de l’anarchisme russe

Les véritables raisons de cette émigration restent élucider, mais elles s’expliqueraient peut-être, en partie au moins, par les relations du précepteur Trofimovsky, avec Bakounine et les autres anarchistes. 

Bakounine en chef d’orchestre du mouvement révolutionnaire (photo d’époque signée Nadar)

Un peu partout en Europe et surtout en Russie, Bakounine s’affirme comme le leader incontesté des mouvements révolutionnaires. Il est arrêté en Allemagne à la fin des années 1840. Après plus dix ans de détention, entre 1849 et 1859, en Allemagne, Autriche et en Russie, avec des condamnations à mort, à la clé, dans chacun de ces trois pays – à chaque foiscommuées en travaux forcés- et la rédaction de La Confession -dénonciation des réseaux révolutionnaires- sous la contrainte tsariste, Bakounine se retrouve en résidence surveillée à Irkoutsk en Sibérie centrale. Il réussit néanmoins à déjouer la vigilance de ses gardiens et s’enfuit vers le Japon, traverse les États-Unis, avant de rejoindre Londres en 1861 où il retrouve Karl Marx, Friederich Engels, le penseur politique allemand Arnold Ruge, le journaliste et historien français Louis Blanc -membre du gouvernement provisoire de 1848- et le révolutionnaire républicain Marc Caussidière. Dans la capitale britannique, Bakounine fait également la connaissance du révolutionnaire italien Giuseppe Mazzini.

Trois ans plus tard, depuis Londres, avec quelques proches et volontaires, Bakounine tente, vainement, de débarquer sur la côte balte russe. À la fin des années 1860, très actif en Suisse qu’il avait choisie comme terre d’exil, Bakounine tire le mouvement socialiste, désormais doté de structures -Association internationale des travailleurs, Alliance internationale de la démocratie socialiste…- vers la gauche.

Anarchisme : trop de pistes conduisent au précepteur de la famille

En 1867, au Congrès démocratique et international de la Paix qui se tient à Genève, Bakounine rencontre un grand succès en plaidant la mise en avant des idées socialistes à visées immédiates et une opposition radicale aux règnes des empires. Comme pour lui faire écho, la France perd la guerre contre la Prusse, le Second Empire s’effondre et la IIIe République est proclamée le 4 septembre 1870.

Au printemps de 1869, un éditeur russe confie à Bakounine le soin de traduire le Capital de Karl Marx

En 1870, l’écrivain et activiste russe Sergueï Guennadievitch Netchaïev, compagnon de lutte de Bakounine, est menacé d’extradition vers la Russie par le gouvernement Helvétique.

En septembre 1870, à Lyon, Bakounine s’exerce à mettre en place un mouvement insurrectionnel, mais échoue.

Par de tels actes, l’anarchisme et l’aile gauche du mouvement socialiste passent à la concrétisation pratique de leurs idées et deviennent une véritable menace pour les empires, russe en particulier. De son côté, le tsar Alexandre II passe à la vitesse supérieure et obtient de la Suisse l’expulsion Sergueï Guennadievitch Netchaïev en 1872. L’écrivain et activiste est condamné au régime des travaux forcés et meurt de scorbut une année plus tard à la forteresse Pierre-et-Paul de Saint-Pétersbourg.

Trop de pistes conduisent désormais au précepteur Trofimovsky qui avait connu le général Pavel de Moerder, lorsque celui-ci était gouverneur général de la base maritime de Nicolaïv, probablement après 1851. Mais il était trop lié à la famille pour que celle-ci le laisser tomber.

Dans ces conditions, il n’est pas exagéré de penser que l’installation de la famille de Moerder, en Suisse, était motivée par la sécurité du précepteur des enfants et la nécessité de lui sauver la vie. La suite du parcours de la famille milite en faveur de cette hypothèse.

Cela dit, pour consentir à un tel sacrifice, Natalia devait, sans aucun doute, avoir des raisons très sérieuses.

L’enfant de la rentière et du précepteur

En tout cas, le 11 décembre 1871, la rentière russe donne naissance à un nouvel enfant, Augustin, probablement issue d’une relation intime avec le précepteur Trofimovsky, entretemps devenu amant de Madame de Moerder. Après cette naissance, la famille officiellement toujours monoparentale, s’installe dans une villa Fendt -du nom de l’architecte qui avait imaginé ce type de construction dans les années 1850-, rue de la Pépinière, dans le quartier des Grottes à Genève. C’est dans cette nouvelle demeure que naîtra Isabelle, un certain 17 février 1877.

Isabelle « l’illégitime »

Sur le registre des naissances du canton de Genève on peut lire qu’Isabelle est « née le samedi dix-sept février, mil huit cent soixante-dix-sept, à dix heures, avant midi, à Genève, Grottes, petite villa Fendt» et qu’elle est « fille illégitime de Natalia Charlotte, Dorothée Eberhardt, rentière, de Moscou, Russie, domiciliée à Genève, âgée de trente-neuf ans, veuve de Paul Moerder, décédé à Moscou, le vingt-trois avril dix-huit cent septante-trois. » En fait en 1877 Natalia avait 42 ans.

La famille s’installe ensuite dans le quartier de La Jonction dit La Jonquille, puis à Cartigny, au sud-ouest de Genève.

Isabelle Eberhardt en tenue de marin (DR)

Cette errance de la famille s’achève par l’acquisition, en 1879, d’une maison à Meyrin -ouest de Genève- jusqu’à cette date, connue sous le nom de villa Tropicale, mais rebaptisée villa Neuve par ses nouveaux locataires. Isabelle n’avait alors que deux ans. À Meyrin, la dernière-née et ses frères grandissent sous la tutelle de Trofimovsky : celui-ci impose « une vie assez spartiate mais rythmée sur son humeur changeante » et finit par susciter l’opposition de Nicolas et Natalia, qui n’hésitent pas l’affubler du qualificatif, péjoratif, ô combien ! « d’usurpateur ».

Le mystère qui entoure la filiation d’Isabelle semble l’incommoder au point d’avoir, elle-même, cherché à brouiller les pistes, de son vivant. Dans un courrier adressé à son ami tunisien Ali Abdul Wahab, elle affirme être « le triste résultat d’un viol commis par le médecin de Maman ». Dans d’autres textes, elle se dit fille d’un médecin turc et musulman.

Trofimovsky qu’elle appelait « mon oncle » ou par le diminutif Vava lui donne une éducation avant-gardiste polyglotte qui lui permet de communiquer en russe, en allemand, en arabe, en français, en grec, en italien et en turc. Son influence sur Isabelle qui aurait été « sa (ma) meilleure étudiante » est indéniable. Il l’encourage à s’habiller en garçon et lui fait découvrir Bakounine, Nietzsche, Schopenhauer… Il contribue ainsi à en faire une pourfendeuse assidue de l’ordre établi et qui ne peut trouver son inspiration et son accomplissement qu’en dehors de ses frontières.

À cette époque, Genève accueille un bon nombre d’exilés politiques d’origine orientale et de toutes religions, parmi lesquels il y avait des Albanais, des Arméniens, des Bulgares, des Grecs, des Kurdes, des Lituaniens, des Macédoniens, des Polonais, des Roumains, des Serbes, des Ukrainiens et des Turcs.

Genève, carrefour du nihilisme et de l’anarchisme…,

La Karoujka, rue de Carouge (reliant le boulevard du Pont d’Arve au quai Charles-Page), était un quartier peuplé d’émigrés russes : les jeunes nihilistes – dont les filles portent « des cheveux courts, des lunettes bleues et une coupe à la Garibaldi » – habitent la rue Calvin, fréquentent la brasserie Landolt, rue du Conseil général, les galeries du Grand Théâtre, les bibliothèques universitaires, s’inspirent de la littérature de Tolstoï, de la pensée de Bakounine ou Kropotkine, et de Que faire, manuel écrit pour les jeunes révolutionnaires par Nikolaï Gavrilovitch Tchernychevski. Pour ces groupes de jeunes, tout -les amis, les livres, les vêtements…- est mis en commun.

Isabelle Eberhardt en tenue traditionnelle algérienne (DR)

Mort, en 1876, une année avant la naissance d’Isabelle, Bakounine continue à exercer pendant des années une grande influence sur le mouvement de gauche en général et russe en particulier. Dans Dieux et l’État, ouvrage publié, à titre posthume en 1882, il plaidait : « Je ne suis vraiment libre que lorsque tous les êtres humains qui m’entourent, hommes et femmes, sont également libres ». Il s’élève contre la manière dont la loi soumet « les femmes à la domination absolue de l’homme » et soutient l’idée selon laquelle « les hommes et les femmes partagent des droits égaux ». Il va jusqu’à revendiquer « une liberté sexuelle totale pour les femmes ».

… Mais insuffisant pour combler la soif de liberté d’Isabelle !

Cela dit, cet ouvrage a été publié huit ans après la mort de Bakounine. Il n’est pas exclu, dès lors, que des acteurs aient fait porter leurs propres idées par le prestige dont jouissait encore cet activiste hors du commun.

Reste qu’Isabelle était suffisamment bien formée pour garder une certaine distance -sans être tout à fait imperméable- par rapport aux anarchistes russes. « J’avais soif de liberté et je n’ai pas trouvé la liberté chez nos libertaires », écrit-elle.

Isabelle et son frère Augustin entretenaient une relation très étroite au point que des interprétations farfelues, basées sur une lettre datant du 24 décembre 1895 ont été formulées. Ce qui est certain, en revanche, c’est qu’ils partagent la même passion pour le monde musulman et un goût prononcé pour la liberté et la littérature.  L’écrivain officier -de la marine de surcroit- Pierre Loti était l’auteur préféré d’Isabelle. Elle lisait aussi les récits de voyages de la Russe Lydia Pachkov, première femme à avoir fait de ce genre de littérature sa profession.

Isabelle et Augustin projettent alors de quitter l’Europe pour rejoindre le Maghreb ou Istanbul.

En août 1899, Isabelle, fera la connaissance d’Eugène Letord, un officier résidant en Algérie. Les échanges de correspondance avec celui-ci montrent l’intérêt porté par la jeune fille à l’Algérie. Elle entretient également une relation épistolaire avec Sanua Abou Naddara, un exilé égyptien installé à Paris. Elle s’amourache d’Archavir Gaspariantz, un jeune arménien, secrétaire à l’ambassade de Turquie à Paris. Les deux amants franchissent le pas des fiançailles, mais une mutation d’Archavir à la Haye, met fin à leur projet de mariage.

Déchirures familiales : deux frangins se retrouvent à Sidi-Bel-Abbès

À l’aversion d’Isabelle pour la société occidentale et à sa quête d’un ailleurs où elle pourrait s’épanouir, s’ajoute le tourment des déchirures au sein de sa famille. Celle-ci est étroitement surveillée par la police suisse. Le précepteur est victime d’une tentative d’empoisonnement. En 1883, alors âgé de 19 ans, Nicolas connu pour son opposition au précepteur quitte la maison familiale et prend la direction de Chambéry d’où il s’engage dans la Légion étrangère. Il est aussitôt dirigé vers Marseille et embarqué pour l’Algérie. Il sera affecté au 1er bataillon de la Légion, basé dans la ville garnison de Sidi-Bel-Abbès au sud d’Oran (à l’ouest du pays). Il tombe malade et décide rentrer en Russie. C’est ce qu’il fera en décembre 1889.

Quelques années plus tard -23 août 1888-, c’est au tour Augustin d’abandonner la villa Neuve. « Il cherche probablement à devenir légionnaire, avertissant pour l’Algérie une attraction exotique issue de la mode orientaliste si répandue à Genève », selon Alba Dellavedovadans sa thèse (Sorbonne 2017), consacrée à Isabelle Eberhardt. Rentré en Suisse, il fugue encore à deux reprises en 1894. La même année, âgé de 23 ans, il s’engage dans la marine française pour devenir, un an plus tard, légionnaire du 1er régiment de Sidi-Bel-Abbès, là où avait servi Nicolas. Il rentre en Suisse le 17 octobre 1896. Il était du mauvais côté de ses rêves ! Mais pas uniquement.

Fragile et irresponsable, Augustin est l’exemple type de personne qui se laisse aveuglément embarquer dans les pièges fantasmagoriques de l’orientalisme.

De son côté, Isabelle fait aussi la connaissance d’un aristocrate tunisien avec lequel elle entretient une correspondance soutenue. Elle a également connu Abdel Aziz Osman, impliqué dans l’assassinat du marquis de Morès, une personnalité au parcours controversé.

Le parcours de sa famille, les ombres qui planent sur sa filiation, l’influence de Trofimovsky et des anarchistes et autres nihilistes russes, ses relations avec les maghrébins et les Turcs ont sans doute pesé de tout leur poids dans les choix et le destin d’Isabelle Eberhardt.

Annaba, lieu d’exploration « des régions ignorées de l’extase… »

Annaba, lieu d’exploration « des régions ignorées de l’extase » (DR)

À Annaba où, en tout pour tout, Isabelle Eberhardt ne séjourne que pendant six mois, elle tombe amoureuse de Si Mohammed El Khoudja Ben Abdallah Hamidi, oukil – avocat fondé de pouvoir- pour qui elle éprouve une attirance irrésistible, une sorte de « délire amoureux », qu’elle qualifiera elle-même de « naufrage moral ».

C’est également à ce moment de sa vie que la jeune russo-suisse déclare ouvertement sa conversion à l’Islam. Dans une lettre datée du 28 août 1897, Isabelle Eberhardt écrit qu’elle effectue ses premiers pas dans sa nouvelle religion.

 « J’allais à la mosquée en dilettante, presque impie, en esthète avide de sensations délicates et rares… Et pourtant, dès les commencements extrêmes de ma vie arabe, la splendeur incomparable du Dieu de l’Islam m’éblouit, m’attira en un ineffable désir de pénétrer mon être de la grande lumière douce issue de l’âpre et magnifique désert » écrit-elle dans un article publié dans La revue des Oulémas sous le titre de Silhouettes d’Afrique. Etaprès avoir écouté l’appel d’un mouadhen (muezzin), « soudain, comme touchée d’une grâce divine, en une absolue sincérité, je sentis une exaltation sans nom emporter mon âme vers les régions ignorées de l’extase ».

Natalia, la mère, a toujours mal vécu son séjour en Suisse. Ce mal-être qui a duré 26 ans, est peut-être un autre indice montrant que le départ de la rentière saint-pétersbourgeoise de son pays d’origine n’était pas un choix qui répond à son besoin personnel, mais un sacrifice consenti pour le précepteur Trofimovsky. 

A ce propos, la femme de lettres et journaliste française Edmonde Charles-Roux (1920-2016) explique qu’en se rendant en Algérie, Natalia voulait abandonner sa vie, son rôle de mère, son état d’étrangère, les sacrifices, les vexations d’antan, ainsi que sa nationalité et sa religion, pour commencer une nouvelle vie (5).

 … et son « île enchantée »

La tombe de Natalia Eberhardt à Annaba (photo Dahmane SOUDANI)

Du parcours de l’aristocrate russe, on peut comprendre qu’elle a cette force intérieure lui permettant de consentir des sacrifices pour ses proches. Or dès leur jeune âge, Isabelle et Augustin ont été attirés par l’Islam et l’Orient, l’Algérie en particulier. Dans ces conditions, la venue en Algérie de Natalia et sa conversion à l’Islam, sont-elles des choix personnels ou alors a-t-elle voulu accompagner sa fille dans un cheminement motivé par des convictions et/ou de la volonté de l’aider à renouer symboliquement avec sa filiation. Ce qui suggère que le père biologique d’Isabelle est d’origine musulmane. Aucune de ces hypothèses ne permet néanmoins de mettre en doute les convictions religieuses des deux dames.

À ce propos, dans une lettre adressée au directeur de La Dépêche algérienne, Isabelle Eberhardt écrivait : Afin de ne pas passer pour une émule du Dr Grenier ou pour une personne revêtant un costume et s’affublant d’une étiquette religieuse dans un but intéressé quelconque, je tiens à déclarer ici, que je n’ai jamais été chrétienne, que je ne suis pas baptisée et que, quoique sujette russe, je suis musulmane depuis fort longtemps. Ma mère, qui appartenait à la noblesse russe, est morte à Bône, en 1897, après s’être faite musulmane et a été enterrée dans le cimetière arabe de cette ville ».

Natalia décède le 28 novembre 1897 à 22h 45. Elle sera inhumée au cimetière musulman Zaghouane à Annaba. Une demeure éternelle surplombant l’azur envoutant de la méditerranée et l’un des nombreux liens entre l’Algérie et la Russie.

Après la mort de Natalia de Moerder, Isabelle Eberhardt rentre à Genève. Son frère Vladimir se suicidera le 13 avril 1898. Une année plus tard, le 15 mai 1899, Trofimovsky décède d’un cancer à la gorge, après avoir rédigé un testament par lequel il lègue la villa Neuve à Isabelle et Augustin, les deux plus jeunes enfants.

Une éternité bercée par l’azur de la méditerranée (Dahmane SOUDANI)

La jeune voyageuse gardera pour le restant de ses jours, le souvenir d’Annaba, la métropole du nord-est de l’Algérie qu’elle orthographiait « Aneba », comme celui d’un séjour sur « une Île enchantée ».

En juin 1899, depuis le port de Marseille Isabelle reprend la direction de l’Afrique du Nord. Elle embarque sur le Saint-Augustin en direction de Tunis d’où elle rejoint, le 14 du même mois, le Sud constantinois, El Oued et la région du Souf. De là commence sa véritable découverte de l’Algérie, du martyr des populations de ce pays. Elle subira aussi, tant les affres des préjugés que celles des tentatives de manipulation des officiers de l’armée coloniale. C’est à partir de ce moment qu’elle s’affirme également comme écrivaine et journaliste talentueuse en dépit de sa disparition précoce. 

Pour être libre de ses mouvements, il arrive à Isabelle de s’habiller en homme. Au gré de ses pérégrinations, elle se faisait appeler « Si Mahmoud », « Meriem » ou « Nicolas Podolinsky ». Elle fera la rencontre Slimène Ehnni, maréchal des logis enrôlé dans l’armée française, originaire de Constantine qui deviendra son mari.

Isabelle gardera également en mémoire, le cimetière Zaghouane ou repose sa mère qu’elle qualifie de « colline sainte ». « Sous quel ciel et dans quelle terre reposerais-je, au jour fixé par mon destin ? Mystère… et cependant je voudrais que ma dépouille fût mise dans la terre rouge de ce cimetière de la blanche Aneba, où elle (sa mère) dort… ou bien, alors, n’importe où, dans le sable brûlant du désert, loin des banalités profanatrices de l’Occident envahisseur… ». Le destin a voulu qu’elle rende l’âme dans une des cités du désert à l’extrême ouest du pays, emporté par les crues d’un oued. Ce fut le 21 octobre 1904. Isabelle n’avait que 27 ans.

Dahmane SOUDANI

(1). Depuis le port d’Annaba, le minerai algérien était expédié à l’usine Verdié de Firminy, dans le département de la Loire -arrière-pays de Marseille-. Il a permis d’élaborer des rails en acier avec des fontes réalisées à partir de lits de fusion exclusivement composés par le minerai algérien, en vue de l’installation, au Creusot -au nord de Lyon-, de fours destinés à mettre en œuvre le procédé Martin – principe de la récupération des gaz chauds au four à sole pour la fusion de l’acier (à environ 1700 °C) –. L’autre partie du minerai était traitée par les usines et le haut fourneau historique de Mokta el-Hadid des Aléliq à une dizaine de km au sud d’Annaba.
En 1860, la compagnie d’exploitation de Paulin Talabot (1799-1885) -ingénieur polytechnicien et homme politique français originaire de Limoges-, ancêtre de Mokta el-Hadid, employait jusqu’à 3 000 ouvriers dans les mines de Berrahal, essentiellement des Italiens.

(2).En dépit de constructions réalisées par les Turcs au début du XVIe siècle et l’extension conduite par la société Mokhta el-Hadid, au milieu des années 1860, les véritables travaux de réalisation du port d’Annaba durant la période coloniale ont été menés entre 1894 et le début du XXe siècle, avec une interruption du chantier de six ans, entre 1894 et 1899.

Vraisemblablement, le Jérôme Bertagna (1843-1903) avait, volontairement, sous-estimé le montant des travaux (8 millions au lieu plus 26 millions de francs) du port d’Annaba pour neutraliser les oppositions à ce chantier. Conséquence, il fut suspendu de ses fonctions de maire, en 1896 par le ministre de l’Intérieur, Louis Barthou -qui, jusqu’en janvier 1895, détenait le portefeuille de ministre des Travaux publics- et échappe de justesse à la cour d’assise devant laquelle voulait le différer le procureur général de la cour d’Alger. De père niçois d’origine sarde, Jérôme Bertagna est né à Alger. Sa famille s’est installée à Annaba en1852.

(3). Le paquebot Duc-de-Bragance est mis en service le 28 octobre 1889 pour desservir l’Afrique du Nord. Il disposait d’un salon pour dames. Sa carrière se termine avec le début des Années folles, en 1921, date à laquelle il est vendu pour démolition en Italie.

(4). Après l’occupation de l’Algérie, un port fluvial fut réalisé à la hâte sur l’embouchure de la vallée de la Seybouse. Mais au milieu des années 1860, la société Mokta el-Hadid -fondée en 1863- se sentant à l’étroit construisit de nouveau quais prolongeant le débarcadère bâti par les Turcs trois siècles auparavant. En 1867, la ligne ferroviaire, désormais longue de 40 km, contre 11 km à ses débuts, arrive jusqu’à ladarse sud du port. Construit en 1858, le tronçon de 11 km reliant Bouhdid aux Aléliq est la première voie ferrée d’Afrique du Nord. Elle fut suivie par la voie ferrée Alger-Blida réalisée en 1862.

(5). Edmonde Charles-Roux qui a terminé sa carrière comme présidente de l’Académie Goncourt a consacré trois ouvrages à Isabelle Eberhardt

  • Un désir d’Orient, biographie d’Isabelle Eberhardt, vol. I, Grasset, 1989
  • Nomade j’étais, biographie d’Isabelle Eberhardt, vol. II, Grasset, 1995
  • Isabelle du désert, volume combinant « Un désir d’Orient » et « Nomade j’étais », Grasset, 2003

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