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Enseignement. Edgar Morin fait entrer la complexité à l’ESSEC

Il y a quelque temps, le sociologue et philosophe français Edgar Morin avait lancé à l’ESSEC (France) une chaire dédiée à la complexité. Une initiative qui peut faire des émules.

 Edgar Morin inaugure une chaire dédiée à la complexité (photo Dahmane Soudani)


Edgar Morin inaugure une chaire dédiée à la complexité (photo Dahmane Soudani)

La complexité, le terme, également utilisé, en épistémologie par l’Anglais Anthony Wilden, peut faire peur, tant nous avons pris l’habitude d’utiliser sa forme adjectivale pour nous auto-tétaniser adoptant ainsi une forme d’impuissance résignée, face aux différents défis auxquels nous sommes confrontés y compris dans le domaine de la connaissance.

« L’art d’affronter l’incertitude »

Or expliqué par l’auteur de « La rumeur d’Orléans », la notion devient très abordable, voire, par certains aspects, opératoire. « D’abord je veux faire remarquer que nous disons, de plus en plus souvent, pour qualifier telle situation, telle personne, c’est très complexe ; par exemple la crise, ce que nous subissons, on dit que c’est très complexe ; la mondialisation, c’est très complexe, telle personne, elle est très complexe. Alors… en réalité, c’est une façon d’échapper à la connaissance », constate le philosophe dans un entretien avec Jean-Michel Blanquier, directeur général de l’ESSEC et Laurent Bibard, professeur titulaire de la chaire complexité.

Si l’usage de plus en plus courant du terme complexe « trahit notre incapacité » ou notre refus de comprendre, Edgar Morin lui oppose « l’enseignement de la complexité ou l’art d’affronter l’incertitude »

« Nous dialoguons avec l’ignorance »

Mais à côté de la prise en compte de l’incertitude, à travers la complexité, l’enseignement repose, également, selon le sociologue, sur deux autres piliers fondamentaux « la connaissance, ses problèmes et ses dangers (…) et la compréhension ». Et n’en déplaise aux idéologues autres démagogues qui se gargarisent à longueur de colonnes de prénotions sans fondements, la réalité, notre réalité d’hier, d’aujourd’hui et de demain, est caractérisée par l’omniprésence de l’ignorance. « Nous ne pouvons pas éliminer l’ignorance. Nous dialoguons avec elle », professe Edgar Morin.

Cela dit, à bien écouter le philosophe, la complexité n’est pas une simple fantaisie stratosphérique. Loin s’en faut ! « L’enseignement de la complexité nous ramène à la vie vécue dans ce qu’elle a de concret dans toutes les difficultés que l’on rencontre, dans le choix d’un partenaire amoureux, dans sa vie… », détaille le sociologue.

 

« La stratégie consiste à modifier sa ligne d’action en fonction des informations et des hasards qui arrivent »

 

Mais le concret n’est pas démuni d’incertitudes. L’aléatoire habite nos choix quotidiens que la complexité s’efforce d’accompagner. « Toute décision est un pari. Alors, ce pari doit lui-même, en tout cas il faut essayer, de le fonder, sur une réflexion, sur, disons, des scénarii : si je fais ça, quelles peuvent être les conséquences ? Bien entendu personne n’est maître de l’avenir. Mais, on fait un pari ensuite, on doit étudier la stratégie. Qu’est-ce que (…) la stratégie ? C’est un mot qui relève de l’art militaire, mais qui vaut maintenant pour tout. La stratégie, c’est ce qui s’oppose au programme. Le programme, c’est simple, vous faites un programme et puis il se déroule automatiquement, comme la fabrication d’une voiture aux usines Peugeot, sauf s’il y a grève, bien entendu (…). La stratégie consiste à pouvoir modifier sa ligne d’action en fonction des informations et des hasards qui arrivent ; d’ailleurs c’est pour ça que ce mot de l’art militaire qui est un art de l’incertitude sur les intentions de l’ennemi et sur ses positions et qui a besoin de faire une stratégie. Et

Edgar Morin dialogue avec l’incertitude (photo Dahmane Soudani)

Edgar Morin dialogue avec l’incertitude (photo Dahmane Soudani)

sur quoi ? », interpelle Edgar Morin

 

Saisir le tout et non la somme ou l’art de dialoguer avec l’émergence

Traduisant la volonté de Jean-Jacques Rousseau qui fait dire au percepteur de l’Emile « Je veux lui enseigner à vivre », « la complexité nous permet d’avancer dans cette connaissance parce que c’est une pensée qui veut relayer » ; une démarche qui ne se contente pas de voir la somme, mais le tout. « Notre complexité est dans ce qui relie, c’est d’autant plus vrai que son sens vient du mot latin complexus ; c’est-à-dire ce qui est tissé ensemble. Les toiles d’une tapisserie sont tissées ensemble ; vous ne reconnaitrez jamais le visage sur une tapisserie si vous analysez chaque fil séparément. C’est évident ! Il y a même cette idée qui est connue depuis longtemps, depuis Aristote, mais qu’il faut comprendre, c’est que le tout est plus que la somme des parties. L’erreur c’est de croire qu’on va comprendre un tout en connaissant les parties élémentaires. Non ! pourquoi ? Parce qu’il y a ce phénomène qu’on appelle émergence. C’est-à-dire que l’organisation d’un tout produit des qualités nouvelles qui n’existent pas dans les parties prises isolément » ajoute Edgar Morin.

Dahmane Soudani

Texte intégral de l’entretien d’Edgar Morin avec Jean-Michel Blanquier et Laurent Bibard .

Dans la troisième partie de son intervention, Edgar Morin parle de la société, de l’égalité, de la liberté et de la fraternité.

Jean-Michel Blanquier. C’est quoi la complexité ?

 Edgar Morin. D’abord je veux faire remarquer que nous disons, de plus en plus souvent, pour qualifier, telle situation, telle personne, c’est très complexe ; par exemple la crise, ce que nous subissons, on dit que c’est très complexe ; la mondialisation, c’est très complexe, telle personne, elle est très complexe. Alors… en réalité, c’est une façon d’échapper à la connaissance. Et disons, le mot complexité, plus il revient souvent, et c’est le cas, plus il trahit notre incapacité, quelque chose, disons d’indicible normalement ; bien entendu, une entreprise commerciale ou industrielle vit aujourd’hui dans le risque ; c’est-à dire qui comporte de l’incertitude. Donc, nous avons tous besoin d’inscrire dans l’enseignement, et ça fait partie de l’enseignement de la complexité, l’art d’affronter l’incertitude. Et moi, je crois disons, il y a déjà trois piliers, trois problèmes fondamentaux : la connaissance, ses problèmes et ses dangers, l’incertitude qu’il faut affronter et la compréhension.

La complexité nous permet d’avancer dans cette connaissance, parce que c’est une pensée qui veut relayer. Ce qui va aider à cet enseignement, c’est exactement qu’il réponde à ce que demandait Jean-Jacques Rousseau, enfin (NDLR. à travers) le percepteur de l’Emile. Il dit : je veux lui enseigner à vivre. Comme je le disais tout à l’heure vivre, ce n’est pas seulement enseigner un métier ou des choses élémentaires ; vivre c’est affronter les problèmes de chaque vie en tant qu’individu, en tant que citoyen ; je dirai même en tant que citoyen du monde, puisque nous faisons partie de l’espèce humaine qui est lancée dans une aventure inconnue et mystérieuse.

Toute décision est un pari. Alors, ce pari doit lui-même, en tout cas il faut essayer, de le fonder, sur une réflexion, sur, disons, des scénarii : si je fais ça, quelles peuvent être les conséquences ? Bien entendu personne n’est maître de l’avenir. Mais, on fait un pari ensuite, on doit étudier la stratégie. Qu’est-ce que (…) la stratégie ? C’est un mot qui relève de l’art militaire, mais qui vaut maintenant pour tout. La stratégie, c’est ce qui s’oppose au programme. Le programme, c’est simple, vous faites un programme et puis il se déroule automatiquement, comme la fabrication d’une voiture aux usines Peugeot, sauf s’il y a grève, bien entendu (…). La stratégie consiste à pouvoir modifier sa ligne d’action en fonction des informations et des hasards qui arrivent ; d’ailleurs c’est pour ça que ce mot de l’art militaire qui est un art de l’incertitude sur les intentions de l’ennemi et sur ses positions et qui a besoin de faire une stratégie. Et sur quoi ?

Laurent Bibard. Est-ce qu’on ne pourrait pas formuler de manière paradoxale qu’il faut s’armer d’une acceptation de l’ignorance au sens où l’on se tient prêt à apprendre sans cesse des circonstances, comment il faut faire évoluer ce que l’on fait. Ce qui m’inspire ce propos, c’est votre remarque qui consiste à dire : la stratégie doit s’adapter, ce n’est pas un programme. Et actuellement souvent en sciences de gestion, la stratégie est entendue comme une décision à long terme qui est censée orienter de manière univoque une organisation, alors que là vous dites : non ! La stratégie, c’est d’accepter, entre autres, qu’il faut apprendre sans cesse, pendant qu’on évolue ; ça veut dire qu’on accepte de ne pas savoir, mais d’apprendre en cours de route.

Edgar Morin. Nous ne pouvons pas éliminer l’ignorance. Nous dialoguons avec elle. Si je vous dis que le problème de lire et relire l’ignorance est un problème clé, il est clé pour chacun (…) Il vaut pour le touriste qui va dans un pays exotique que pour quelqu’un qui dialogue avec son père et sa mère, vous comprenez, ce sont des choses de la vie. Et mois je pense que L’enseignement de la complexité nous ramène à la vie vécue dans ce qu’elle a de concret dans toutes les difficultés que l’on rencontre, dans le choix d’un partenaire amoureux, dans sa vie…

Je vous ai dit tout à l’heure, si notre complexité est dans ce qui relie, c’est d’autant plus vrai que son sens vient du mot latin complexus ; c’est-à-dire ce qui est tissé ensemble. Les toiles d’une tapisserie sont tissées ensemble ; vous ne reconnaitrez jamais le visage sur une tapisserie si vous analysez chaque fil séparément. C’est évident ! Il y a même cette idée qui est connue depuis longtemps, depuis Aristote, mais qu’il faut comprendre, c’est que le tout est plus que la somme des parties. L’erreur c’est de croire qu’on va comprendre un tout en connaissant les parties élémentaires. Non ! pourquoi ? Parce qu’il y a ce phénomène qu’on appelle émergence. C’est-à-dire que l’organisation d’un tout produit des qualités nouvelles qui n’existent pas dans les parties prises isolément.

 

Laurent Bibard. En revanche quand vous avez dit l’émergence, je crois que si on arrivait à enseigner, à accorder toute l’importance à ce qui émerge de soi-même, on aurait peut-être des étudiants, de tous les âges capables de se situer dans un monde où sinon, il est très compliquer de se situer parce que tout est partout et nulle part à la fois ; c’est-à-dire que l’émergence localise quelque chose, attire l’attention sur quelque chose qui vient et qui demande à la fois de l’humilité dans les rapports au monde, une qualité supplémentaire sans doute, me semble-t-il, de l’humilité, mais aussi la capacité à saisir sa chance.

 

Edgar Morin. Une société est le produit des interactions entre les individus. Mais à ce moment-là, elle émerge, elle a des qualités émergeantes qui elles-mêmes rétroagissent sur les individus dont la culture ou le langage qui nous accomplissent comme personnes humaines, donc nous sommes les producteurs et les produits de la société. Eh bien ! je dirais même qu’une entreprise, elle ne fait pas que produire des objets, des autos ou des services. En faisant ça elle s’autoproduit sans cesse. Parce que but de l’entreprise est de vivre et ce qui l’aide à vivre, c’est évidemment de vendre et avec cet argent et de continuer. Si vous voulez, ce qui est intéressant, c’est l’idée d’autoproduction, mais on ne peut s’autoproduire qu’en se nourrissant dans l’environnement. Donc si vous voulez, il y a cette relation complexe que j’appelle autoécologique ; c’est-à-dire que pour être autonome, on doit dépendre de l’environnement et toute autonomie, dans le fond, se paie par une dépendance, même l’autonomie que je gagne en utilisant mon ordinateur eh bien ! si je n’ai pas le courant électrique, je la perds. Donc si vous voulez comprendre, il n’y a pas d’autonomie pure, qu’il n’y a pas de la dépendance pure et qu’on construit son autonomie en reconnaissant de quoi on dépend, C’est aussi une leçon de vie.

Aujourd’hui, je pense qu’on tend à oublier le long terme au profit de l’immédiat. Pourquoi on l’oubli ? Pour une raison aussi très compréhensible. Nous avons perdu l’illusion que le futur se faisait mécaniquement, selon la loi du progrès et que dans le fond, demain serait mieux qu’aujourd’hui. Cette illusion est tombée au cours du siècle dernier et aujourd’hui, nous savons que l’avenir c’est l’incertitude, l’angoisse donc à ce moment-la, raison de plus pour savoir que l’on parie.

Si je reprend les trois idées…, reprenons ce que c’est un être humain, et dans le fond, c’est très important de savoir ce que nous somme en tant qu’êtres humains. C’est une trinité, c’est-à-dire on ne peut pas définir l’homme comme un individu seul, on ne peut pas le définir comme être social et on ne peut, seulement, le définir comme être biologique dépendant des espèces. Il y a ces trois éléments. Mais ils sont absolument inséparables. Je ne suis pas à 30% biologique, à 30% social et à 30% individuel. Je suis à 100% biologique, à 100% social et à 100% individu.

Chacun à en soi, disons en tant que sujet, quelqu’un qui dit « je » puisse être sujet. Qu’est ce que c’est dire « je » ? C’est m’auto-affirmer dans le monde ; c’est-à-dire faire de l’égocentrisme. Je me mets au centre du monde. Et cet égocentrisme est vital J’ai besoin de me nourrir, j’ai besoin de me défendre, j’ai besoin d’entretenir ma vie.

Mais dès qu’il nait l’être humain a un deuxième principe qui n’est plus le « je », mais qui intègre le « je » dans le « nous ». Dès qu’il nait, il a besoin de la caresse, du bercement, du sourire de la mère. Il va grandir, il a besoin de l’amour de ses parents et qui va être réciproque, de ses frères. Et donc dans le fond, le « nous », doit être aussi important que le « je » et le « nous » va se développer dans des groupes d’amis, dans le patriotisme, dans l’appartenance à une religion, dans l’appartenance à un parti politique. Et nous sommes des êtres (…) ; tantôt c’est le je qui domine et qui refoule le « nous », tantôt c’est le nous qui domine et quand le « nous » domine, nous sommes capables de nous sacrifier pour sauver nos enfants, pour sauver la patrie. Alors, donc nous sommes, là aussi, c’est important à souligner, Nous sommes dans une civilisation où le « nous » est dégradé par rapport au « moi », « je » ; c’est-à-dire tout ce qui était phénomène de solidarité naturelle et spontanée qui existait auparavant, dans les grandes familles qui n’existent plus, dans les villages, n’existent plus, dans les quartiers qui se sont aussi dégradés. Nous avons la solidarité, disons, bureaucratique, de la sécu, enfin ! Mais quelqu’un tombe dans la rue, personne ne va l’aider.

Donc, si vous voulez, il nous faut comprendre, les vertus. Il ne suffit pas d’être un « je », « moi ». Il faut être inséré dans un « nous ». Il faut enseigner que la solidarité est une chose vitale et ce n’est pas seulement un luxe.

Mais si vous imposez l’égalité vous détruisez la liberté et vous ne donnerez pas la fraternité. C’est qui est terrible, c’est que pouvez instituer la liberté, la protéger par de lois, pour ce qui est de l’égalité vous pouvez essayez de la réaliser plus ou moins, par des impôts, par des lois, mais la fraternité, vous ne pouvez pas l’imposer. Il faudrait qu’elle vienne des citoyens. Il faudrait qu’elle vienne de nous (…). La liberté est une nécessité de la vie politique et du reste quand on prend ces trois principes …, disons quand on était sous l’occupation, la question primordiale, c’était la liberté. Aujourd’hui, je dirais que la question primordiale c’est la fraternité.

Écouter l’entretien d’Edgar Morin avec les responsables de l’ESSEC :

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