Le rêve d’émancipation de la jeunesse arabe est aspiré par le trou noir islamiste.
L’extradition, le 24 juin dernier, de Baghdadi Mahmoudi, ancien Premier ministre libyen, par le Gouvernement islamiste tunisien, à l’insu du président de la République Moncef Marzouki (Congrès pour la République) peut passer pour un acte banal dans le processus de remodelage global qui affecte toute la région. Jouant sur l’amalgame entre la prise de décision d’extradition et sa mise à exécution –deux choses complètement différentes-, Le chef du gouvernement, l’islamiste Hamadi Jebali, clame tout haut que le président de la République tunisienne était au courant.
Verrouillage de la société
Cette manœuvre souterraine, outre le fait qu’elle livre un homme -fusse-t-il Premier ministre d’un pouvoir dictatorial déchu- à un simulacre de justice certain, n’est pas anodine. Elle dévoile, au grand jour, la véritable nature des pouvoirs islamistes que d’aucuns s’empressent d’instaurer à travers le monde arabe. Cet acte prémédité montre le mépris des intégristes pour les institutions de leurs propres pays et le sort qu’ils réservent à leurs propres engagements envers leurs concitoyens et envers les autres nations. D’ailleurs on voit mal pourquoi ils se sentiraient obligés de tenir leurs promesses, dans la mesure ils placent la volonté divine dont ils se croient investis, au dessus de celle de leurs compatriotes qui par leurs suffrages les ont pourtant portés au pouvoir.
Quid des promesses de respect des Droits de l’Homme, des libertés publiques et d’expression, de la démocratie, de l’État de droit, du principe de l’alternance. D’aucuns pensent qu’un peuple qui a fait une révolution contre un dictateur peut la rééditer contre d’éventuelles dérives islamistes, considérant, à la base que cette mobilisation peut se régénérer indéfiniment comme garde-fou imparable. Les faits historiques sont pourtant têtus et ne souffrent d’aucune équivoque. Combien de peuples avaient atteint des summums d’ébullition avant de tomber dans des léthargies séculaires. La mobilisation n’est pas une ressource inépuisable et ce d’autant qu’avec des islamistes au sommet de l’État, les possibilités de verrouillage de la société par la conjugaison du pouvoir régalien, des réseaux, quasi mafieux, de pressions informelles et de l’intemporel, sont une réalité dont il ne sert à rien de la minimiser la factualité.
Stratégie régionale
Lors des révoltes de ce qu’il est convenu d’appeler « le Printemps arabe » l’idée consistant à remettre en cause le principe même de l’État, en même temps que les régimes dictatoriaux en place, procède ce cette logique. Pour faire valoir ce point de vue, les islamistes étaient en première ligne.
Le fait que l’exécutif tunisien, dominé par les islamistes d’Ennahda, ait remis Baghdadi Mahmoudi aux nouvelles autorités libyennes, deux semaines avant l’élection de l’assemblée constituante organisée par Tripoli, n’est pas fortuit. C’est un signal fort qu’il envoie aux électeurs du pays voisin, en faveur des candidats de la mouvance islamiste ; Ce qui témoigne d’une volonté d’échafauder une stratégie globale couvrant la rive sud de la méditerranée, voire au-delà.
La démocratie en dictature de la majorité
On voit bien que le rêve de démocratie, de transparence, d’émancipation, de modernité et d’ouverture sur le monde de la jeunesse arabe, avec tout ce que cela suppose comme libération d’énergies créatrices et d’innovation, n’est pas pour demain.
« Nous sommes des Musulmans », ressassent les nouveaux régimes en Tunisie, en Lybie et en Égypte, avec l’arrière-pensée de rendre la démocratie négociable et/ou d’en faire une dictature de la majorité.
Après tout, les Chrétiens, eux aussi, auraient pu dire la même chose en se résignant à suivre le Vatican qui, autrefois, s’était contenté de saluer des républiques alors naissantes, au lieu de les reconnaître purement et simplement. Il en fut tout à fait autrement. Et en regardant de près cette expérience, à moins d’être de mauvaise foi, on ne peut que se résoudre à l’évidence que la démocratie n’est pas un obstacle à la pratique de la religion, mais un excellent garde-fou contre l’exercice de la dictature au nom de la religion.
Mauvaise appréciation de la situation
Côté grandes puissances, à la base de leurs positions, il y avait une mauvaise appréciation de la réalité de la part de certains pays et une manoeuvre évidente de la part d’autres avec l’arrière pensée d’enfermer le monde arabe dans une situation moyenâgeuse ; situation qui par la suite peut tout justifier. Nul n’est besoin de signaler qu’au sein du monde arabe, les tenants l’instauration cauchemardesque d’un khalifat se frottent les mains.
Certains élus européens commencent à prendre leurs distances par rapport à l’angélisme voire l’activisme des premières heures. « Vous ne pouvez pas faire de la Tunisie ce que vous voulez » avait signifié, voilà quelques jours, l’Assemblée parlementaire européenne au Dr Mustapha Ben Jaafar (FDTL), président de l’Assemblée constituante.
La tournure des événements dans le monde arabe à son corollaire sur le plan économique. Elle favorise l’exode de l’embryon de valeur ajoutée ; ce qui perpétue l’appel à la consommation de richesses créées ailleurs.
Démocratie en mal d’outils
Fallait-il soutenir les régimes dictatoriaux contre les révoltes populaires pour éviter l’arrivée des islamistes au pouvoir ? Rien ne serait plus absurde qu’une telle option. Cela dit, il faut regarder les choses en face. Depuis des décennies, sur le plan politique la première préoccupation des régimes arabes a été de laminer les mouvements démocratiques naissants. Dans ces pays, les dirigeants n’ont pas hésité à utiliser la religion pour faire barrage aux idées de progrès y compris en triturant les programmes d’enseignement. Et comme tout enjeu de la taille des intérêts qu’ils brassent ne peut pas s’en passer d’idéologie, ils n’ont pas hésité s’embarquer sur le radeau religieux déjà affrété par les islamistes.
Résultats : mis à part quelques petites poches de résistance, les partis et mouvements démocratiques n’ont jamais pu faire de conquêtes sérieuses. Et comme la nature a horreur du vide, seules les mouvements islamistes, passés maître dans l’art d’agir en dehors de la légalité, étaient suffisamment implantés et organisés pour être des prétendants sérieux à la prise du pouvoir.
Les injustices, les exclusions, la dévalorisation du travail créateur de valeur ajoutée et la promotion de l’économie de bazar, la perte de repères, la dégradation de la qualité de l’enseignement et l’absence de l’exemplarité et de perspectives ont finit par donner lieu à des situations explosives, le plus souvent animées par une jeunesse très volatile dans ses adhésions et prises de positions. On notera que globalement, les universitaires sont restés en retrait des révoltes qui embrasent le monde arabe.
Dans ces pays, le passé dictatorial, avec tout ce qu’il a généré comme réflexes (mentorat, familiarité avec l’autoritarisme, autocensure…) et omnipotence de la pensée, a favorisé, du moins dans un premier temps, l’adhésion à l’islamisme pour des franges entières de la société. Celles-ci se sont retrouvées, du jour au lendemain, sans mentor pour décider à leur place et sans outils d’aiguillage leur permettant de se projeter dans la dynamique républicaine et démocratique.
Les islamistes poursuivent l’œuvre des dictateurs
Si la soif de justice et de démocratie était et demeure légitime et fondée, dans ces conditions, il est clair que beaucoup d’acteurs se sont trompés d’étape. L’action immédiate n’était pas de détruire les États en même temps que les régimes et de passer immédiatement aux élections. La seule réponse adaptée à cette phase riche et historiquement nouvelle, est de bâtir les conditions de la démocratie à commencer par l’aide à l’émergence de partis démocratiques et au renforcement de ceux qui existent déjà. Bien évidemment la tâche est plus facile dans les pays dotés d’une société civile et un début de pluralisme.
Dans des moments d’effervescence, de telles idées sont difficiles à faire passer. C’est une voie difficile qui demande de la patience et des efforts soutenus, mais quand on veut bâtir l’avenir d’une société, les choses ne sont jamais simples. En tout cas, on ne peut pas avoir la démocratie sans ses outils que sont les partis politiques républicains. L’absence de partis démocratiques forts révèle l’impasse dans laquelle les dictatures avaient placé les sociétés arabes.
Reste que sous les dictateurs comme sous les régimes islamistes les règles du jeu sont posées à priori et il faut soit s’y soumettre soit se démettre. Contrairement à la démarche républicaine qui relève d’un contrat social négocié (possibilités de révision constitutionnelle, pluralisme, débat, suffrages…), les autocratiques et théocratiques ne peuvent pas aller au-delà du contrat d’adhésion. C’est en ce sens que les horizons sont bloqués et que le Printemps arabe risque de virer au cauchemar. Les islamistes vont poursuivre l’œuvre des dictateurs avec en sus un tour de vis supplémentaire aux les libertés publiques et l’ostracisme des femmes de la vie en société.
Dahmane SOUDANI
À propos de cet article, l’écrivain Mario Morisi -www.mariomorisi.org/- nous a envoyé le message fort sympathique suivant : « foi de jongleur du mot, je vous donne un Oscar pour le titre. Poésie et efficacité, le blend est rare ! » Nous tenons à le remercier.